La désacralisation de l’ours : une histoire de religion et de pouvoir

C’est au Moyen-Age que l’ours est déchu et perd son titre de roi des animaux en Europe. Démystifié, il devient alors une proie pour l’Homme qui commence à le chasser.

◼️ Un massacre « au nom de Dieu »

Au Moyen-Age, le pouvoir de l’Eglise est très fort, et ses membres n’hésitent pas à user de la force pour imposer leurs croyances au plus grand nombre, et chacun sait (les exemples sont nombreux) que toute les atrocités étaient permises, tant qu’elles consistaient un acte de foi…

Quand Charlemagne entreprit la conquête de la Germanie et qu’il affronta les saxons, il découvrit les pratiques cultuelles de ses adversaires : culte des arbres, des sources, des pierres, mais aussi culte des ours. Dans une volonté de christianiser ces peuples et d’anéantir toute pratique païenne, Charlemagne agit alors contre les ours vénérés et on assista à l’époque à un véritable massacre des plantigrades dans les forêts de Sax et de Thuringe, en plusieurs fois. Ces grands conquérants furent les premiers ennemis de l’ours et contribuèrent largement à sa disparition. Un véritable massacre « au nom de Dieu »… et du pouvoir, puisque de tout temps les colons ont imposé leur culture et leur croyances, ayant ainsi plus d’emprise sur les peuples assouvis.

Cet exemple va être suivi pendant des siècles, au moins jusqu’aux XIIe – XIIIe : en Europe du Nord et du Nord-Ouest, l’ours était un rival du Christ. La religion de l’ours résistait trop fortement et on a employé la force pour imposer l’image du Christ dans ces régions.

C’est à cette époque que l’ours, chassé, commence à se retirer des plaines, à fuir vers la montagne. La déforestation due aux grands défrichements de l’époque féodale contraint également l’ours à restreindre son territoire. C’est ainsi qu’à partir de l’an 1000, l’ours disparaît complètement des plaines et devient un animal de montagne. C’est alors que son régime alimentaire change et qu’il devient omnivore, végétarien à 90% (dans l’Antiquité, l’ours est omnivore, carnivore à 80%).


Chasse à l’ours – gravure à l’eau forte d’après un dessin de Jan van der Straet dit Stradanus (1523 – 1605) pour les Venationes ferarum, avium, piscium, pugnae bestiariorum & mutuae bestiarum – 1580 – Inv. 61 332

◼️ La contribution de l’Eglise

La chute du roi des animaux :

C’est l’Eglise Médiévale qui est à l’origine du remplacement de l’ours par le lion à la place du roi des animaux… Pourquoi ? Tout simplement parce que le lion n’est pas un animal indigène en Europe et ne peut donc pas faire l’objet de culte païen.
De plus, l’ours est l’animal des traditions orales, difficiles à maîtriser. Le lion, en revanche, est l’animal des traditions écrites, de la Bible et de l’Antiquité gréco-romaine, plus manipulables.
La substitution prendra du temps, mais au XIIe siècle, partout en Europe, le lion est devenu le roi des animaux.

L’ours, animal diabolique :

Afin de réduire à néant la fascination pour l’ours, l’Eglise va diaboliser l’animal, qui va incarner tous les vices : c’est le début de la véritable déchéance du roi des animaux. Saint Augustin disait : « L’ours, c’est le diable ».

Accusé de tous les vices, l’ours incarne 5 des 7 péchés capitaux : la colère, la goinffrerie, la paresse, l’envie et… la luxure. En effet, selon une croyance qui a traversé les millénaires, l’ours mâle était attiré par les jeunes filles (les bergères en particulier) qu’il enlevait et violait. De cette union naissaient des êtres mi-hommes, mi-ours, qui étaient des guerriers redoutables, invincibles, fondateurs de dynasties. Au XIIIe siècle, les rois de Danemark et de Norvège se font établir des généalogies montrant qu’ils ont pour ancêtres l’un de ces «fils d’ours».
Pour l’Eglise médiévale, l’idée que l’ours et la femme puissent être interféconds est abominable, mais certains théologiens dissertent sur le sperme de l’ours comparé à celui de l’homme. Bien avant Darwin, l’idée d’un cousinage entre animaux et humains ne concerne pas le singe, considéré comme diabolique, mais l’ours et parfois le cochon.

N.B. : Le porc et le singe incarnaient trois péchés capitaux. Il est à noter que ces 3 animaux « diaboliques » présentent des similitudes avec l’Homme, reconnues scientifiquement : l’ours pour son aspect extérieur (il est un plantigrade, qui se tient debout, il est omnivore), le porc pour son aspect intérieur (anatomie) et le singe pour sa ressemblance avec l’être humain qui en serait le descendant.

Allégorie des sept péchés capitaux par Vincent de Beauvais, Miroir historial, Paris, 1463. L’ours (en bas et à droite), symbole de gloutonnerie, est monté par un clerc. Miniature attribuée au Maître François, BNF, Fr.50, f.25

L’ours porte les bagages de saint Amand dans une miniature de la Vie de saint Amand, vers 1160.

L’ours ridiculisé :

Au Moyen-Âge, toute la société s’accorde à ridiculiser celui qui fut pendant si longtemps le roi des animaux en Europe… une identité culturelle chassée, en quelque sorte.

Un bateleur montreur d’ours dans l’œuvre de saint Augustin, Commentaire sur l’évangile de Jean, vers 1125.

◼️ La littérature

Dans le «Roman de Renart», le lion porte couronne et sceptre. L’ours est à ses pieds parmi ses courtisans. Dans les plus anciennes versions, qui datent de la fin du xiie siècle, le lion est déjà le roi des animaux mais l’ours est encore son vice-roi. Bientôt il ne sera plus qu’un baron parmi d’autres, un courtisan ridicule auquel le goupil joue des tours.

Dans les fables de Jean de la Fontaine, célèbre moralisateur au service du roi, l’ours brun est un animal bête, stupide.

L’Ours et les deux Compagnons

Deux compagnons pressés d’argent
A leur voisin Fourreur vendirent
La peau d’un Ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le Roi des Ours au compte de ces gens.
Le Marchand à sa peau devait faire fortune.
Elle garantirait des froids les plus cuisants,
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la Bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l’Ours qui s’avance, et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l’Ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et de peur de supercherie
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
C’est, dit-il, un cadavre ; Otons-nous, car il sent.
A ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux Marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
Eh bien, ajouta-t-il, la peau de l’animal ?
Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ?
Car il s’approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
– Il m’a dit qu’il ne faut jamais.
Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre.

Gravure de Pierre-Étienne Moitte d’après Jean-Baptiste Oudry, édition Desaint & Saillant, 1755-1759

Illustration de Gustave Doré pour Jean de La Fontaine’s « L’Ours et l’amateur des jardins ».

L’Ours et l’Amateur des Jardins :

Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés :
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Nul animal n’avait affaire
Dans les lieux que l’Ours habitait ;
Si bien que tout Ours qu’il était
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il l’était de Pomone encore :
Ces deux emplois sont beaux : Mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu ; si ce n’est dans mon livre ;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L’Ours porté d’un même dessein
Venait de quitter sa montagne :
Tous deux, par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
L’Ours très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t’en me voir. L’autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait : Ce n’est peut-être pas
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai. L’Ours l’accepte ; et d’aller.
Les voilà bons amis avant que d’arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu’on soit à ce qu’il semble
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots
L’Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D’être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l’Ours au désespoir, il eut beau la chasser.
Je t’attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.

◼️ Les montreurs d’ours

Cette activité a largement contribué à la démystification de l’ours puisqu’elle ridiculisait l’animal. Capturé dès son plus jeune âge, arraché à sa mère et à son milieu naturel, l’ours est alors élevé et dressé par l’Homme. Muselé, il est tenu en laisse, contraint de danser et de se tenir debout : il devient une bête de foire. La bête féroce n’est plus, le fauve est accessible, inoffensif, on peut même l’approcher de près et le toucher : il est réduit en esclavage, déchu… et inférieur à l’Homme.
Cette pratique née au Moyen-Age existe encore aujourd’hui dans les cirques.

Pour aller plus loin :

"L'ours : portrait d'un roi déchu" podcast de France Culture avec Michel Pastoureau (30 minutes)
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Pour aller plus loin…

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